Sur les chemins du lait Note d’intention

D’une ferme de carte postale en Finistère sud...

Je reste marqué par le souvenir de la ferme familiale du sud Finistère, dans laquelle j’ai passé une partie de mes vacances d’enfance. Une sorte de ferme de carte postale, avec ses beaux spécimens de lapins en clapier qu’on servait les dimanche et jours de fête ; avec ses poules et poulets gambadant joyeusement en plein air ; avec ses quelques cochons bien dodus, -ici je dois dire que je garde le souvenir bien vivace de la mise à mort et du dépeçage du cochon à la ferme- ; avec son vieux postier breton de labour, qui concurrençait encore souvent le tout aussi vieux tracteur d’avant-guerre ; avec ses deux vaches rustiques à l’étable enfin, -de lointaines cousines de la rosalie de Fernandel sûrement- qu’il fallait traire à la main, et dont le lait nous permettait de tirer un beurre de baratte de premier choix. Une ferme à l’ancienne où l’essentiel de la production était avant tout destinée à assurer à la famille une quasi-autosuffisance. Une ferme disparue, dont le bâti abrite aujourd’hui un gîte grand luxe pour vacanciers fortunés.

… à une gigantesque usine de production de lait infantile en Centre bretagne

En 2008, le scandale des laits infantiles chinois frelatés (près de 300 000 nourrissons chinois furent affectés) avait considérablement augmenté la demande asiatique de lait de qualité en provenance des grandes régions productrices mondiales, et en particulier de la France. La France se classe au cinquième rang des producteurs mondiaux de lait, et au second rang européen. C’est dans ce contexte que le projet d’usine franco-chinoise SYNUTRA à Carhaix – Centre-Bretagne a vu le jour en 2012. Ce projet presque miraculeux d’usine de production de lait infantile à destination du marché chinois promettait une véritable bouffée d’oxygène à l’industrie agroalimentaire bretonne, alors en pleine tourmente : fermeture de l’usine GAD à Guerlesquin et perspective de la fermeture des usines DOUX à Châteaulin. SYNUTRA Carhaix était alors la plus grande usine de ce type en Europe.

De l’autre côté de la planète, sur le site WEB de la société SANGJYUAN, qui commercialise le lait infantile produit par SYNUTRA , des photographies de familles « occidentales » avec bébés, souriantes et prospères, sur fond de vallées suisses ou normandes, paraissent vanter les vertus d’une sorte de lait miraculeux, produit en toute sécurité aux confins de la vieille Europe. Que semblent promettre ces publicités étranges -et non moins dans les canons très classiques de la communication asiatique- ? Que le lait infantile importé depuis la Bretagne offrirait au consommateur chinois la garantie d’un lait « non frelaté » ? Les familles représentées étant des familles « blanches », ces images d’Epinal pourraient-elles signifier, au-delà, que le lait ainsi estampillé incarne une sorte d’idéal de prospérité ou de santé à l’occidentale ? Un produit magique ?

Eldorado pour le bassin d’emploi du Centre-Bretagne, eldorado pour abreuver les nourrissons des classes moyennes-supérieures asiatiques, le marché du lait est précieux : "Ce produit est traçable de la ferme au biberon, affirme Christian Mazuray, président de Synutra France International. Nous sommes fiers d’utiliser cette matière première française parmi la plus qualitative au monde. C’est notre valeur ajoutée en Chine. »

C’est ce monde agricole en crise -et en particulier celui de la production laitière- qui doit nous servir de point départ à une grande enquête sur les chemins du lait. À quand remonte la domestication animale à fin de consommation de lait ? Qu’est ce qu’incarne ce précieux liquide, tantôt apanage de la réussite et véhicule de la modernité, tantôt représentant d’un monde disparu ou d’une magie ancestrale ? Quelle est cette monnaie mystérieuse, première monnaie en Orient s’il en fût ? Qu’est ce qui se joue dans son échange d’un bout à l’autre de la planète, de l’Occident à l’Extrême Orient ?

D’un pardon en centre-Bretagne à l’Anatolie...

En guise d’introduction, nous avons mené une première étape d’enquête en centre Bretagne en septembre 2021. L’occasion de rencontrer des paysans et producteurs de lait, aux premières loges de cette crise du monde agricole, de rencontrer des acteurs de la transition en cours, agronomes, fabricants ou commerciaux de robots de traites, laboratoires d’expérimentations. L’occasion aussi d’en apprendre un peu plus sur la longue tradition des pardons aux bovins en centre Bretagne. Une première étape d’enquête afin de tenter de mettre des mots sur ce monde en crise. Les premiers pas d’une histoire étonnante, qui promet de nous mener bien plus loin, sur les traces d’une mutation génétique remontant au néolithique, aux confins de l’Anatolie.

Mark Thomas, généticien au London College, mettait au jour il y a quelques années l’incroyable mutation génétique qui nous a rendu -pour un tiers de l’humanité au moins- tolérants au lactose à l’âge adulte il y a environ 10000 ans. Il se trouve que cette mutation génétique contemporaine des débuts de l’agriculture se serait produite quelque part dans le sud-est de la Turquie actuelle. Pourquoi une telle mutation ? Et pourquoi cette mutation a-t-elle constitué un avantage décisif pour les populations européennes, au moment même où l’on commençait tout juste à cultiver le blé, mais aussi à fabriquer les premiers fromages de l’humanité ? C’est ce que nous voulons tenter d’aller découvrir, en remontant aux berceaux de l’agriculture… au sources du croissant fertile, aux sources de cette civilisation de la vache, dont nous sommes les descendants.

Des plaines du Yenisehir au Néolitihique, à la cours impériale japonaise du XIIème siècle

Cette mutation génétique s’étant arrêtée, autre mystère, aux contreforts de l’Himalaya, on ne consomme pour ainsi dire pas de lait en Asie, et la mutation génétique ne concernerait d’ailleurs qu’un tiers de l’humanité… Si l’on consommait bien du So, ce met raffiné, une peau de lait issue de la cuisson du lait, à la cours impériale japonaise au 12eme siècle, il semble que pour l’essentiel l’on n’ai pas consommé de lait ni de produit dérivé du lait en asie (un peu plus depuis la seconde guerre mondiale et la mondialisation alimentaire cependant). Comment donc l’humanité de ce côté-là du globe a-t-elle survécu sans cette mutation ? Si nous autres européens, vivons dans une civilisation de la vache, dont l’avènement remonte aux sources géographiques et historiques de cette mutation génétique et des débuts de l’agriculture … dans quelle civilisation s’inscrit le reste de l’humanité ? Comment se définirait elle ? Comme une civilisation du soja ou du riz ?

Voyage dans les goûts et les langues...

Enquête historique et civilisationnelle, enquête philosophique et poétique, enquête culinaire aussi. Nous suivrons une sorte de chemin parallèle, sur un plan plus gustatif, qui nous mènera des recettes de beurres bretons aux fromages et aux caillés turc, du camembert au Tofu, du riz au lait à l’eau de riz… Dans la continuité du travail de la compagnie, nous nous embarquerons aussi pour un voyage dans les langues et les cultures, de la langue bretonne au turc ou au japonais. Dans la vache et le pangolin, nous nous attacherons en particulier à aller à la rencontre du monde et de la culture sourde, de la Bretagne à l’Asie.

Thomas Cloarec
Directeur artistique
Novembre 2021