Nos voies lactées - extrait #14 Écriture : David Wahl

Çatal Höyük

Si Istanbul est la reine des villes, Çatal Höyük en est la mère. Je le répète car cela m’écrase encore d’émotions, Çatal Höyük, c’est, en l’état actuel de nos recherches, la première ville qu’ait fondé l’humanité. C’est pas rien. L’ancêtre de New York, de Paris, de toutes les mégalopoles de la Terre, c’est là. Çatal Höyük a compté jusqu’à 8000 habitants. À une époque où les tribus de chasseurs-cueilleurs, encore majoritaires, et les villages semi-nomades ne rassemblaient que quelques dizaines d’individus, ça devait faire un drôle d’effet d’arriver à Çatal Höyük.

C’est d’ailleurs la première chose à laquelle je pense. Nous sommes habitués nous autres modernes à croiser des multitudes. Être seul ou resserré à quelques-uns peut facilement nous oppresser, moi notamment. J’aime la foule car paradoxalement elle m’offre l’anonymat. Elle me protège, elle m’enveloppe. Cette solitude a besoin pour s’épanouir du populeux, du nombreux. Mais à l’époque dont on parle, le nombre total d’être humains sur la planète ne dépassait peut-être pas 5 millions d’individus, soit le tiers de la population actuelle d’Istanbul. Valait mieux s’entendre avec sa tribu, on la quittait rarement et l’on naissait et mourrait sous les même yeux.

À Çatal Höyük une autre vie devenait possible, on pouvait pour la première fois se perdre dans la foule, découvrir au détour d’une rue, ou plutôt d’une terrasse, un nouveau visage, et qui sait ? en tomber amoureux. Çatal Höyük aujourd’hui ce sont des périmètres de terre carrés ou rectangulaires pelotonnés les uns contre les autres. Premier étonnement, les rues n’existaient pas. Je réalise que c’est une invention moderne. Les toits aplatis en terrasse tiennent lieux de boulevards. Les maisons de Çatal Höyük n’ont ni portes, ni fenêtres. Aucune ouverture latérale. Ils s’y connaissaient en économies d’énergie : sans ouverture, pas de déperdition de chaleur. On entrait dans la maison par une ouverture pratiquée sur les toits et la vie se passait en basse hauteur. Çatal Höyük était couverte d’échelles. À l’époque, on grimpait en ville plutôt qu’on y allait.

Tout sent pour moi le prototype. Ces gens devaient pour la première fois apprendre à vivre en de grandes proportions. Et ils semblent qu’ils y aient particulièrement bien réussi. Çatal Höyük est peut être même la première utopie égalitariste de l’Histoire et la seule qui s’y soit réalisée ! Rendez vous compte : aucune trace de hiérarchie sociale : toutes les maisons sont identiques. À l’intérieur, la même décoration, une tête de vache en torchis, une peinture à motif géométrique sur les murs, les même outils, les même instruments. On ne trouve pas non de bâtiments publics qu’ils soient destiné au pouvoir ou au culte. Les habitants semblent avoir vécu en parfaite égalité. Et pendant un temps qui dépasse l’imagination ! 1400 d’occupation, et pas un corps retrouvé qui porte des marques de blessures, de mort violente. Quel est donc cette drôle d’époque ? Une chose m’émeut, une autre m’inquiète. Ce qui m’émeut, les corps des défunts, que les familles enterraient sous le sol de leur pièce à vivre. Pas très fen-shui mais cela montre un désir de continuer à vivre ensemble, par-delà la mort. Ce qui me questionne : l’âge des habitants. Très peu dépasse les 40 ans. On avait alors peut-être moins le temps de se haïr, ce qui expliquerait la paix semblant baigner ce lieu. Tout de même la vie devait passer très vite et la transmission entre les générations devait en souffrir quelque peu. Voilà d’où proviendrait l’extrême stabilité de cette population ? Car en 1400 ans, pas de trace d’évolution dans les arts et les techniques, pas de transformations majeures. Comme si l’égalité parfaite et la paix perpétuelle avaient coupé ces hommes et ces femmes d’inspiration, d’innovation, de curiosité, d’inventivité. La contrepartie d’une société idéale serait-elle de pétrifier l’intelligence ?