Nos voies lactées - extrait #6 Écriture : David Wahl

Contrat

Il y a autre chose, quelque chose de plus mystérieux. Si, en Chine les enfants se mettent désormais à biberonner du lait de vache, les adultes, eux, ne peuvent en boire sans en souffrir terriblement. Leur organisme ne le digère pas. Pour nous, issus d’une civilisation devant tout à la vache et à la domestication des ruminants, c’est renversant. Et ça l’est d’autant plus qu’en vérité, les Chinois ne sont pas les seuls dans ce cas-là... Sur Terre, tenez-vous bien, près de 2/3 des humains sont intolérants au lait frais, dès l’âge de 4 ans. Ils peuvent certes consommer des produits laitiers transformés comme le fromage, ou le yaourt, bref des aliments sans lactose, mais du lait frais qui en est bourré, non. Pour digérer ce lactose, éviter qu’il pourrisse dans nos boyaux , il faut une enzyme, une biomolécule si vous préférez, appelée lactase, capable de le transformer en sucre. Et cette enzyme devient normalement inactive à la fin de la petite enfance. Or, nous, enfin les Européens, et les habitants du Proche-Orient jusqu’à l’Himalaya ainsi que ceux d’une grande partie de l’Afrique, nous la conservons à l’âge adulte. Autrement dit , grâce à cette enzyme, nous pouvons nous nourrir directement et indéfiniment au pis de la vache.

Je n’avais jamais réfléchi à cela. Quelque chose dans mon corps me permet de me nourrir du lait maternel d’un animal qui n’a rien à voir avec moi ou mon espèce. Et de faire le plein de protéines. Et, par une sorte de curieux tour de passe passe dû à la Nature, devenir pour une vie entière comme son veau adoptif. Quelle étrange association ? D’où vient ce contrat passé avec les vaches ? Depuis combien de temps les têtons-nous ? Et pourquoi les hommes ne sont-ils pas tous égaux devant le lait ?

Chaque question creuse en moi comme des trous. Je sens la gravité d’un mystère. Qui m’échappe autant que je sens qu’il m’implique. J’ai besoin d’une pause. Je prends un verre, je vais jusqu’à mon frigo, je le remplis de lait. Je n’avais jamais regardé comme ça un verre de lait. Je bois. Je me mets à savourer ce liquide gras et blanc, comme s’il s’agissait de vin. Comme si son goût pouvait me donner des réponses. Mais bon contrairement au vin, le lait, ben ça n’enivre pas l’esprit. Alors j’avale. Mais je sais désormais que ce geste convoque bien plus qu’une soif, qu’une faim ou qu’une gourmandise. Qu’il révèle une complicité intime et inattendue à l’animal, un don énigmatique de la nature, une sorte de miracle. Mes oreilles ont soif d’une histoire qui ne demande qu’à être déchiffrée.